III
La cité d’Athenes

Ils firent route au sud-sud-ouest puis au sud pendant des jours et des jours, en prenant les quelques rares pauses nécessaires aux radoubs. Et sur la Gorgone, qui déhalait sa lourde coque hors de la Manche pour entamer la traversée du fameux golfe de Gascogne, Bolitho et ses nouveaux compagnons apprenaient à former une équipe soudée capable de lutter contre la mer et de dompter le bateau.

L’aspirant avait entendu Turnbull déclarer qu’il n’avait jamais vu aussi mauvais temps à pareille époque de l’année. Venant de quelqu’un qui avait passé une trentaine d’hivers dans la Marine, l’aveu méritait considération. Cela était surtout vrai depuis que Bolitho avait quitté ses fonctions provisoires dans la grand-chambre. Lorsque Marrack avait repris son poste après s’être remis de sa blessure au bras reçue au cours de la tempête, Bolitho avait rejoint Dancer avec l’équipe de misaine et il montait établir ou réduire la toile chaque fois que le sifflet retentissait.

Dans les rares moments qu’il trouvait pour réfléchir à sa vie à bord, Bolitho y pensait plus sous l’angle physique que moral. Il mourait perpétuellement de faim, ses os et tous ses muscles lui faisaient payer ses ascensions répétées dans la mâture ou l’école à feu avec les trente-deux-livres. Lorsque le vent et la mer commencèrent à se calmer, la Gorgone obliqua vers le sud en portant toute sa toile. L’équipage fut alors disponible pour reprendre l’entraînement et suer sang et eau en manœuvrant les lourds et imposants canons. Avec l’officier qui les commandait dans la batterie basse, les choses étaient pires encore.

Grenfell avait toujours mis Bolitho en garde contre cet individu. Les jours et les semaines passaient, le bâtiment taillait sa route entre les îles Madère et la côte du Maroc, invisible même de la hune. Le nom de Mr. Piers Tregorren, quatrième lieutenant et chargé des trente-huit pièces principales de la Gorgone, prit alors toute son importance.

Le quatrième lieutenant était un être massif dont la peau basanée et les cheveux gras évoquaient plutôt le Gitan ou l’Espagnol que l’officier de marine. Dans les profondeurs de l’entrepont, les barrots étaient si bas que Tregorren devait les franchir en rampant lorsqu’il arpentait son domaine pour surveiller les exercices de chargement ou de remise en batterie. C’était un homme dur, belliqueux, impatient, l’un de ces êtres qui ne rendent pas facile d’obéir.

Même Dancer, d’ordinaire si soucieux de sa tranquillité, et qui réservait son énergie au sommeil et à sa nourriture, avait remarqué que Tregorren semblait avoir pris Bolitho en grippe. Ce dernier n’en revenait pas : Tregorren n’était-il pas son « pays » ? Quand on est tous deux natifs de Cornouailles, la discipline ne passe-t-elle pas en second ?

Bolitho devait à cette animosité d’avoir effectué trois séances de travaux supplémentaires. Une autre fois, il avait été envoyé dans les chouques de misaine par un vent terrible, avec interdiction d’en descendre jusqu’à ce que l’officier de quart en eût décidé autrement. La punition était cruelle et injuste, mais la sanction lui permit de découvrir certains aspects plus sympathiques de l’existence à bord. Eden sortit un pot de miel que lui avait donné sa mère et qu’il gardait pour une grande occasion. Le canonnier Tom Jehan, homme désagréable s’il en fut, qui se réfugiait derrière son quant-à-soi et ne daignait parler aux aspirants qu’en de rares occasions, lui offrit une grande tasse de brandy tirée de ses réserves personnelles. Bolitho était transi jusqu’à la mœlle, et ce cordial le ramena à la vie.

Les exercices incessants dans la batterie et la mâture amenèrent eux aussi leur lot d’incidents.

Avant même qu’on eût dépassé la latitude de Gibraltar, deux hommes passèrent par-dessus bord et un troisième s’écrasa sur un dix-huit-livres en tombant du grand mât. Il fut aussitôt immergé, au cours d’une cérémonie qui, pour être brève, n’en parut pas moins émouvante aux nouveaux embarqués. Le corps cousu dans un hamac et lesté d’un boulet fut basculé, tandis que la Gorgone taillait tranquillement sa route par une bonne brise de nord-est.

D’autres tensions apparurent, comme des fissures dans du métal. Le ton montait vite, pour des motifs futiles ou pour d’autres qui l’étaient moins. Un homme s’en prit à un aide du bosco qui lui avait ordonné de monter refaire une épissure trois fois en un seul quart. On l’emmena à l’arrière y recevoir sa punition.

Bolitho avait douze ans et demi lorsqu’il avait assisté à sa première séance de garcette. S’il n’avait jamais pu s’y faire, il savait au moins à quoi s’attendre. Ce n’était pas le cas des aspirants les plus jeunes.

La séance commença par des coups de sifflet.

— Tout l’équipage à l’arrière pour assister à la punition !

On installa un caillebotis sur l’une des échelles, tandis que les fusiliers s’alignaient le long du tableau arrière. Leurs tuniques rouges et leurs baudriers blancs se détachaient sur le triste ciel gris sale. L’équipage jaillissait de partout, des écoutilles, des moindres recoins cachés. Les enfléchures et les embarcations étaient bourrées de marins venus assister au spectacle.

Le petit cortège se mit alors en branle en direction du caillebotis. Il y avait là Hoggett, le bosco, accompagné de ses deux aides ; Beedle, le capitaine d’armes qui ne souriait jamais, son adjoint Bunn. Le condamné et le chirurgien fermaient la marche. Les officiers et officiers mariniers prirent place sur la dunette par ordre d’ancienneté. Le pont était détrempé par les embruns. Les douze aspirants étaient rangés du bord au vent.

Le condamné fut déshabillé puis lié sur le caillebotis. Ses muscles paraissaient tout pâles sur le bois sombre. Le visage ainsi caché, il écouta le capitaine d’armes lire d’une voix grave les articles du code de Justice maritime avant d’ordonner :

— Deux douzaines, monsieur Hoggett.

Le supplice commença, rythmé par les roulements de tambour d’un jeune fusilier qui garda les yeux fixés sur le gréement pendant toute la durée de la flagellation. L’aide du bosco qui maniait le chat à neuf queues n’était pas mauvais homme, mais il était solidement bâti et son bras était aussi puissant qu’une branche de chêne. En outre, il savait très bien que, s’il se montrait trop tendre, il était bon pour échanger sa place avec le condamné. Après huit coups, le dos du marin n’était plus qu’une masse sanguinolente. Au bout de douze, le supplicié n’avait plus allure humaine. Les coups continuaient de s’abattre, dans le fracas des roulements de tambour et les sifflements du fouet.

Eden, le plus jeune des aspirants, s’évanouit, et celui qui venait juste avant lui par rang d’âge, garçon au visage pâle nommé Knibb, fondit en larmes. Tous les autres, et beaucoup de marins, avaient le visage convulsionné d’horreur.

Après ce qui leur avait paru une éternité, Hoggett cria assez sèchement :

— Deux douzaines, monsieur !

Bolitho s’appliqua à respirer aussi lentement que possible lorsque l’on détacha l’homme de son caillebotis. Son dos était en lambeaux, comme déchiqueté par une bête sauvage et sa peau était devenue noire sous les coups. Il ne s’était pas plaint une seule fois et Bolitho crut un instant qu’il était mort. Mais le chirurgien leva les yeux vers la dunette après avoir retiré la lanière de cuir serrée entre les dents du supplicié et déclara :

— Il s’est évanoui, monsieur.

Puis il ordonna à ses aides de le descendre à l’infirmerie. On nettoya à grande eau le sang qui souillait le pont, le caillebotis fut rangé à sa place et le tambour accompagné de deux fifres entonna un air entraînant tandis que l’équipage retournait lentement à ses occupations.

Bolitho jeta un rapide coup d’œil au capitaine. Il était de marbre et tapotait distraitement la garde de son sabre au rythme de la musique.

— Quelle manière ignoble de traiter un homme ! s’exclama Dancer, indigné.

Le vieux maître voilier l’entendit et grommela :

— Lorsque vous aurez vu quelqu’un puni en présence de toute la flotte, m’sieur, vous pourrez dégueuler tout votre saoul !

Et pourtant, lorsque les hommes prirent leur dîner de bœuf salé et de biscuit de mer dur comme du chien, le tout arrosé d’une pinte de cambusard infect, Bolitho n’entendit pas l’ombre d’une récrimination, pas le moindre mot de colère. Comme il l’avait déjà constaté à son dernier embarquement, il semblait que la loi de l’entrepont fût très simple : pas vu, pas pris. La seule erreur à ne pas commettre était de se faire pincer.

On constatait la même étrange réaction chez les aspirants. Au début, tous étaient peureux et craintifs car ils ne savaient pas trop ce que l’on attendait d’eux. À présent, une sorte de ciment s’était créé, ils s’étaient endurcis, et cela valait même pour Eden.

Trouver de quoi manger, s’assurer des conditions de vie à peu près confortables, était devenu la priorité. L’incertitude sur le but de cette croisière, les ordres qu’on leur donnait, tout cela n’avait plus d’importance. Quand on avait pour toute demeure cet étroit réduit coincé dans la courbe de la coque, cet espace restreint entre le rideau et les coffres où l’on prenait des repas mal cuits, autant en faire le lieu où se livraient les confidences, où se partageaient les craintes où s’enrichissaient mutuellement les expériences.

On aurait pu croire que la Gorgone avait la mer pour elle seule : ils n’avaient aperçu que quelques îles estompées et deux bâtiments croisés à bonne distance. Les aspirants se rendaient chaque jour à l’arrière afin d’y prendre leur leçon de navigation sous la férule exigeante de Turnbull. Le soleil et les étoiles prirent pour quelques-uns une nouvelle signification, tandis que les plus âgés se voyaient devenir sous peu officiers.

À l’issue d’un exercice qui s’était particulièrement mal passé avec les trente-deux-livres, Dancer se mit en colère :

— Ce Tregorren est possédé du diable !

Eden surprit tous ses camarades avec cette réflexion qu’il lança :

— Il est malade de la g… goutte, si c’est ça que tu appelles le d… diable, Martyn.

Ils furent sidérés en l’entendant expliquer de sa voix haut perchée :

— Mon p… père est apothicaire à B… Bristol. Il a s… souvent affaire à des cas de ce genre.

Et hochant la tête, il répéta :

— Mr. T… Tregorren boit trop de brandy, ce n’est pas bon pour sa santé.

Compte tenu de ce nouvel élément, ils observèrent désormais le lieutenant de vaisseau d’un œil différent. Tregorren titubait sous les barrots, son ombre passait devant les sabords comme celle d’un spectre, tandis qu’auprès de chaque pièce les servants attendaient l’ordre de charger avant de s’écarter ou de changer la hausse en fonction des ordres.

Chaque canon pesait trois tonnes et était servi par une équipe de quinze canonniers, qui s’occupaient également de la pièce symétrique, sur l’autre bord. Chacun devait savoir exactement ce qu’il avait à faire et l’exécuter comme un automate. Tregorren ne leur avait-il pas rappelé en hurlant à mainte occasion :

— Je vais vous faire saigner un peu, mais ce n’est rien à côté de ce que vous ferait le canon de l’ennemi. Alors, maniez-vous le train !

Bolitho était assis à la table suspendue de son poste. Une chandelle brûlait dans une coquille d’huître et ajoutait un peu de lumière à la lueur qui passait par la descente. Il écrivait à sa mère. Il ne savait absolument pas si elle lirait un jour cette lettre ni quand, mais cela lui faisait du bien de conserver un lien avec sa famille.

Grâce à ce qu’il avait appris en assistant Turnbull lors des cours de navigation et en consultant quotidiennement leur progression sur la carte, il savait que la première partie de leur croisière était presque achevée. Le capitaine avait parlé de quatre mille milles et il avait noté les zigzags sur la carte, la succession des positions quotidiennes obtenues par droites de soleil, les calculs d’estime habituels. Tout excité, il savait donc que l’atterrissage approchait. Cela faisait six semaines qu’ils avaient quitté Spithead, six semaines passées à changer d’amures en permanence, à réduire et à rétablir la toile. La route du bâtiment serpentait sur les cartes comme la traînée laissée par un cafard blessé. Une frégate aurait déjà eu le temps d’arriver et serait repartie vers l’Angleterre depuis longtemps, songeait-il amèrement.

Il resta la plume en l’air en entendant des cris étouffés deux ponts au-dessus. Il referma son encrier, le replaça soigneusement dans son coffre et mit la lettre inachevée sous la première chemise propre de la pile.

Il grimpa ensuite sur le pont et se dirigea vers l’échelle où s’étaient perchés Dancer et Grenfell : ils essayaient visiblement de deviner quelque chose à l’horizon.

— On voit la terre ? demanda Bolitho.

— Non, Dick, c’est un navire.

Dancer lui fit un grand sourire. Il avait l’air tout excité et son visage hâlé brillait au soleil.

Bolitho avait du mal à se souvenir que la pluie et le froid pussent exister. La mer était aussi bleue que le ciel, une petite bise très agréable soufflait doucement. Loin au-dessus du pont, les perroquets et les huniers brillaient comme des nacres. La flamme du grand mât pendait sous le vent comme une longue pointe écarlate.

— Je vois le pont !

Tous fixèrent le regard sur la silhouette sombre de la vigie.

— Il ne répond pas aux signaux, monsieur !

Bolitho comprit alors qu’il ne s’agissait pas d’une rencontre ordinaire. Le capitaine, les bras croisés, était debout près de la lisse de dunette, son visage caché dans l’ombre. Tout près de lui, l’aspirant Marrack et son équipe de timoniers surveillaient les drisses de signaux et la volée de pavillons qui flottait à la corne.

— Identifiez-vous !

Bolitho allongea le cou au-dessus des filets et sentit sur ses lèvres le goût des embruns soulevés par la houache. C’est alors qu’il aperçut l’autre bâtiment, une goélette noire. Les voiles battaient au ras de l’horizon et les mâts se balançaient doucement au rythme de la houle.

Bolitho était parti à l’arrière lorsqu’il entendit Mr. Hope, qui était de quart, s’exclamer :

— Par Dieu, monsieur, s’il ne répond pas à nos signaux, cela ne présage rien de bon, c’est moi qui vous le dis !

Verling se retourna, toujours aussi hautain :

— S’il en avait envie, monsieur Hope, il pourrait parfaitement prendre le vent et nous semer en moins d’une heure.

— Bien sûr, monsieur, fit Hope, l’air piteux.

Le capitaine faisait comme s’il ne les entendait pas. Il ordonna :

— Transmettez l’ordre au canonnier, je vous prie. Mettez une pièce de chasse en batterie et tirez un coup aussi près que vous le pourrez. Ils sont ivres ou alors ils ronflent tous.

Mais la gerbe du boulet de neuf n’eut aucun effet. Comme seul résultat, l’équipage de la Gorgone surgit de l’entrepont en entendant le départ du coup. La goélette dérivait doucement, ses voiles d’avant masquées, la grand-voile et la misaine faseyant nonchalamment dans la brume de chaleur.

— Monsieur Verling, réduisez la toile et mettez en panne ! ordonna le capitaine. Faites appeler l’armement de l’embarcation. Ce gaillard ne me dit rien qui vaille.

Des cris retentirent sur tout le pont. En quelques minutes, l’ordre du capitaine fut exécuté. La Gorgone était en panne, les voiles et les haubans battaient avec de grands claquements dans tous les sens.

Dancer alla rejoindre Bolitho à l’arrière contre les bastingages.

— Tu ne crois pas que…

Il s’arrêta net lorsque Bolitho lui murmura :

— Tais-toi et ne bouge pas d’ici.

Bolitho observait le bosco qui, de l’autre bord, houspillait l’armement de l’embarcation. La Gorgone était sans erre et grinçait dans le vent. Hoggett, le bosco, disposait la chaloupe pour la descendre à l’eau par l’avant puis l’allonger sur l’arrière.

Le capitaine s’entretenait avec Verling. Mais il était impossible de comprendre ce qu’ils disaient : leur conversation était couverte par les claquements sinistres des voiles. Le second se retourna enfin, son grand nez pointé sur la dunette comme une espingole.

— Voici les ordres ! Mr. Tregorren à l’arrière avec l’équipe de prise – son nez s’agita de plus belle tandis que l’ordre était répercuté à l’autre bout du pont. Vous, là, les deux aspirants ! Prenez vos armes et accompagnez le quatrième lieutenant !

Bolitho porta la main à son chapeau.

— Bien, monsieur – et, donnant un coup de coude à Dancer : Je savais très bien qu’il choisirait ceux qu’il aurait sous la main !

Dancer lui fit un grand sourire. Ses yeux brillaient d’excitation :

— Ça va nous changer les idées !

L’armement et les fusiliers se rassemblaient en hâte à la coupée. Tous avaient les yeux fixés sur le bâtiment qui avait dérivé jusqu’à leur travers et se trouvait maintenant à moins d’un demi-mille.

— Je vois son nom, monsieur ! cria Mr. Hope.

Depuis qu’il avait essuyé les sarcasmes de Verling, il se montrait beaucoup plus prudent.

— La Cité d’Athènes !

Il se balançait d’avant en arrière pour compenser le mouvement de la houle, sa grande lunette rivée à l’œil. Aucun signe de vie à bord !

Le lieutenant de vaisseau Tregorren arriva à son tour à la coupée. Il paraissait encore plus fort et massif lorsque les barrots ne l’obligeaient pas à se courber. Il parcourut de son regard dur l’équipe de prise.

— Que personne ne perde un pistolet ou un mousquet par inadvertance, dit-il brusquement. Soyez prêts à tout.

Et, apercevant soudain Bolitho :

— Quant à vous…

Il s’arrêta net, le capitaine l’appelait.

— Embarquez, monsieur Tregorren – ses yeux brillaient d’excitation. S’il y a la fièvre à bord, je ne veux pas que vous nous la rameniez. Faites de votre mieux.

Bolitho le contempla longuement. Il n’avait jamais vu le capitaine que de très loin ou lorsqu’il travaillait avec ses officiers. Et pourtant, il était convaincu que le capitaine était sur les nerfs : à preuve, il s’était entretenu à plusieurs reprises en public avec ses adjoints. Il devint rouge pivoine en sentant ses yeux se poser sur lui.

— Vous – le capitaine le désignait du doigt –, quel est votre nom déjà ?

— Bolitho, monsieur.

C’était curieux : personne ne retenait jamais le nom d’un aspirant.

— Eh bien, Bolitho, quand vous serez sorti de vos rêves ou que vous aurez achevé de composer un poème pour votre dulcinée, je vous serai extrêmement reconnaissant de bien vouloir prendre place dans cette chaloupe !

Quelques hommes rassemblés à la coupée se mirent à pouffer et Tregorren les avertit, de sa voix rauque :

— Si vous croyez que vous arriverez à me mettre en mauvaise posture ! Je m’occuperai de vous plus tard ! ajouta-t-il avec une bourrade, à l’adresse de Bolitho cette fois.

Mais celui-ci, à peine embarqué sur l’un des cotres de vingt-quatre pieds de la Gorgone, oublia les fatigues de ces six semaines passées en mer, l’humeur du capitaine et l’inimitié de Tregorren. Il rejoignit à l’arrière toute l’équipe de prise qui s’y massait, avant de jeter un coup d’œil par-dessus son épaule. La grande ombre de Tregorren balayait les avirons. Vue du ras de l’eau, la Gorgone paraissait énorme et invulnérable. On l’aurait crue posée sur son reflet dans l’eau. Avec ses espars noirs qui se détachaient sur le ciel, elle était le symbole même de la puissance navale.

Il suffisait de regarder Dancer pour voir qu’il partageait son excitation. S’il avait maigri depuis qu’ils s’étaient rencontrés pour la première fois à l’auberge de Blue Posts, il avait aussi acquis vigueur et confiance en soi.

— Hélez-moi donc ce gaillard ! ordonna Tregorren.

Il se tenait debout dans l’embarcation, comme insensible aux mouvements du canot qui dansait d’une crête à l’autre.

Le brigadier mit ses mains en porte-voix et cria :

— Ohé, du bateau !

Sa voix revint en écho, comme un aperçu.

— Tu as entendu quelque chose, Dick ? murmura Dancer.

— Je n’en suis pas sûr, fit Bolitho en secouant la tête.

Il observait les mâts de la goélette qui se dressaient à présent au-dessus des nageurs en sueur. Sans raison apparente, les bômes de grand mât et d’artimon tapaient violemment.

— Lève rames !

Les avirons s’immobilisèrent et le brigadier lança un grappin par-dessus le pavois.

— Rentrez partout ! ordonna Tregorren.

Il regardait le pavois au-dessus de lui, incertain de ce qu’il devait faire, s’attendant peut-être à voir quelqu’un apparaître. Il cria enfin :

— L’équipe de prise à bord !

Le bosco avait trié les hommes sur le volet. En un éclair, ils passèrent par-dessus le pavois écrasé de soleil et se rassemblèrent sous les voiles qui pendaient comme des ailes de chauve-souris.

— Monsieur Dancer, occupez-vous du panneau avant ! ordonna Tregorren.

Il héla de la main un aide du bosco, celui-là même qui avait manié le fouet.

— Thorne, assurez-vous que rien ne bouge autour du grand panneau.

Sans crier gare, il tira un pistolet de sa ceinture et l’arma soigneusement.

— Monsieur Bolitho et vous deux, là, venez à l’arrière avec moi !

Bolitho jeta un coup d’œil à son camarade, qui se contenta de hausser les épaules avant d’entraîner son escouade à l’avant. À présent, plus personne n’avait envie de rire. On aurait dit un bateau fantôme, désert, abandonné, comme si l’équipage s’était évanoui dans les airs. Bolitho jeta un regard à la Gorgone, mais elle s’était un peu éloignée et il se sentait déjà moins en sécurité.

— Ce bateau de merde pue, déclara brusquement Tregorren.

Il s’approcha d’une échelle de descente et jeta un coup d’œil à l’intérieur, la tête penchée pour essayer de percer la pénombre.

— Y a quelqu’un là-d’dans ?

Mais il n’y eut pas d’autre réponse que le bruit de la mer et les grincements sinistres de la roue qui tournait folle.

Tregorren regarda Bolitho.

— Descendez ! – puis, le saisissant brutalement par le poignet : Mais prenez votre pistolet, bon Dieu !

Bolitho sortit l’arme de sa ceinture et resta planté là à la contempler.

— Et ne tournez pas le dos dans la descente ! ajouta l’officier.

Bolitho se laissa glisser en bas de l’hiloire et s’arrêta pour habituer ses yeux à l’obscurité de l’entrepont. En arrivant à l’arrière, il entendit soudain d’autres bruits et dut se raisonner pour admettre qu’ils étaient normaux : chuintement de l’eau le long de la coque, craquements du safran. Cela sentait la chandelle et l’air humide, l’eau de cale et la nourriture avariée.

Il entendit quelqu’un crier au-dessus de sa tête :

— Rien à l’avant, monsieur !

La nouvelle le détendit un peu. Les planches du pont grinçaient sous les pas de Tregorren. Il devait s’interroger sur la conduite à tenir. Mais Bolitho se souvenait que l’officier l’avait envoyé précipitamment en bas, seul et sans aucune assistance. S’il était inquiet de se retrouver sur un navire abandonné, il se souciait comme d’une guigne du sort de l’aspirant.

Bolitho ouvrit la porte d’une chambre minuscule et s’apprêta à entrer. Il y avait tellement peu de hauteur sous barrots qu’il dut se courber en deux et s’accrocher au chambranle pour ne pas perdre l’équilibre.

Il tâta une lampe, qu’il avait juste devant lui : froide. Au même instant, un panneau s’ouvrait au-dessus de sa tête, projetant de la lueur : la face de Tregorren apparut en contre-jour.

— Mais qu’est-ce que vous foutez, monsieur Bolitho ?

Il se tut soudain, et Bolitho comprit pourquoi en suivant son regard. Occupant un coin de la chambre, il y avait un homme recroquevillé, ou du moins, ce qu’il en restait.

Le cadavre portait une horrible blessure à la tête, sans doute causée par un coup de hache ou de couteau. Il avait plusieurs autres blessures au ventre et au côté. Dans la lumière aveuglante, il fixait Bolitho d’un air horrifié.

— Dieu tout-puissant, lâcha enfin Tregorren – et, comme Bolitho restait pétrifié à côté du cadavre, il ajouta durement : Sur le pont !

Revenu en plein jour, Bolitho se sentit les mains toutes tremblantes, mais elles n’avaient apparemment pas changé d’aspect.

— Thorne, mettez quelqu’un à la barre, ordonna Tregorren, avant d’ajouter : Monsieur Dancer, emmenez vos hommes dans la cale et fouillez-la. Les autres, occupez-vous de ces foutues voiles !

Il se retourna en entendant Dancer crier :

— La Gorgone a remis en route, monsieur !

— Bien.

L’officier se creusait la tête en fronçant les sourcils.

— Elle va arriver à portée de voix, mais il me faut des réponses d’ici là.

La tâche était aussi simple que de remettre en ordre les pages arrachées à un livre. Dancer fouilla la cale de la goélette et découvrit qu’elle avait dû transporter de l’alcool, surtout du rhum. Mais, à part quelques tonneaux vides, elle ne contenait strictement rien. À l’arrière, près de la lisse tribord, et dans l’habitacle du compas, ils aperçurent du sang séché et les traces de poudre laissées par des coups de pistolet.

L’unique cadavre retrouvé dans la chambre était probablement celui du patron. Il s’était sans doute précipité en bas pour essayer de sauver quelque argent ou pour se cacher. Tout cela n’était pas clair. Seule certitude, l’homme avait été sauvagement assassiné.

Bolitho entendit Tregorren dire à l’aide du bosco :

— Il a dû y avoir une mutinerie et ces salopards se sont barrés après avoir tué les autres.

Mais la drome de la goélette était toujours là, les embarcations saisies à leurs postes.

Heather, l’un des hommes de l’escouade de Dancer découvrit autre chose, alors que la Gorgone approchait lentement par le travers sous sa pyramide de voiles. Un boulet s’était écrasé dans une membrure à l’arrière de la cale et, lorsque la coque roulait, on voyait le trou par lequel il était entré. En se penchant à l’extérieur des enfléchures, Bolitho réussit à distinguer l’éclat brillant du métal, comme un œil noir et maléfique.

— Ça doit être un acte de piraterie, dit Tregorren d’une voix sourde. Ils ont tiré un coup de semonce quand il a refusé de mettre en panne, puis ils sont montés à l’abordage.

Il se tordait les doigts tout en parlant.

— Ensuite, ils ont massacré l’équipage et ont balancé les cadavres par-dessus bord. Y a des tas de requins dans le coin. Après ça, ils ont dû transborder la cargaison sur leur bateau et ils se sont tirés.

Il s’impatienta lorsque Dancer lui demanda :

— Mais, monsieur, pourquoi ne se sont-ils pas emparés du bateau ?

— J’allais justement y venir, répondit-il sèchement.

Mais il n’eut pas le temps d’en dire plus. Plaçant ses mains en cornet, il cria le résultat de ses recherches à ceux de la Gorgone.

Ils étaient presque bord à bord et Bolitho entendit Verling qui répondait dans son porte-voix :

— Continuez la fouille et restez sous notre vent.

Il voulait sans doute laisser le temps au capitaine d’examiner ses documents sur les conditions locales de trafic. La Cité d’Athènes était visiblement un vieux bateau qui pratiquait de longue date le commerce du rhum avec les Antilles.

Bolitho tremblait en s’imaginant seul aux prises avec une bande de pirates armés jusqu’aux dents.

— On redescend, lui dit Tregorren.

Il se dirigea vers l’échelle, Bolitho sur les talons.

Même en sachant ce qui vous attendait, cela causait un choc. Bolitho essaya de regarder ailleurs tandis que Tregorren, après avoir hésité une seconde, faisait les poches du mort. Le livre de bord et les cartes de la Cité d’Athènes avaient disparu, probablement jetés par-dessus bord, mais Tregorren finit par trouver une enveloppe de toile dans un coin de la chambre sous une couchette. Elle était vide, mais portait l’adresse de l’agent du navire à la Martinique, inscrite en lettres capitales. C’était toujours mieux que rien.

L’officier attrapa un grand fauteuil et se laissa choir lourdement. Même ainsi, son crâne effleurait encore le plafond. Il resta dans cette posture de longues minutes à réfléchir.

C’est Bolitho qui rompit le silence :

— Monsieur, je pense qu’il y a eu un troisième navire. Les assaillants ou les pirates l’ont vu et ont décidé de lui courir après en se disant que celui-ci attirerait forcément l’attention.

Il eut d’abord l’impression que Tregorren ne l’avait pas entendu. Mais l’officier finit par dire doucement :

— Quand j’aurai besoin de vos services, monsieur Bolitho, je vous le ferai savoir.

Il leva les yeux, le visage toujours noyé dans la pénombre.

— Vous avez beau être fils de capitaine et petit-fils d’amiral, vous ne serez jamais pour moi qu’un aspirant, c’est-à-dire rien !

— Je… je suis désolé – Bolitho bouillait. Je ne voulais pas vous blesser.

— Pour ça oui, je connais bien votre famille – sa poitrine se soulevait d’indignation. Je connais votre belle maison, les ex-voto accrochés au mur de l’église ! Moi, je ne suis pas né dans un bas de soie, je n’ai personne pour me pistonner et, par Dieu, je veillerai à ce que vous ne fassiez l’objet d’aucune espèce de faveur sur mon bâtiment, compris ?

Il faisait visiblement un effort pour se maîtriser.

— A présent, dites à un homme de passer un bout et faites remonter ce cadavre sur le pont. Occupez-vous aussi de faire nettoyer cette chambre, ça pue autant qu’une souillarde !

En passant la main sur l’accoudoir du fauteuil, il sentit une tache de sang noir qui brillait au soleil.

— Ça doit dater d’hier, marmonna-t-il comme pour lui-même, sans ça les rats en auraient déjà fait leur affaire.

Puis il attrapa son chapeau taché de sel et sortit de la chambre.

Plus tard, alors que, accoudé à la lisse avec Dancer, au moment où Tregorren passait à bord de la Gorgone afin de faire son rapport, Bolitho lui raconta la scène, et son ami le regarda tristement.

— Je parie qu’il va parler de ton hypothèse au capitaine comme si ça venait de lui. Ça lui ressemblerait tout à fait.

Bolitho se souvint soudain de ce que lui avait dit Tregorren avant de monter dans l’embarcation :

— Restez à cette route jusqu’à ce qu’on vous ait dit ce que vous avez à faire et envoyez une bonne vigie en haut – puis, lui montrant du doigt le cadavre déposé près de la roue, il avait ajouté : Et jetez-moi ça par-dessus bord. Y en a un certain nombre d’entre vous qui finiront comme ça, pas de souci là-dessus.

Bolitho ne pouvait détacher les yeux de l’endroit où ce pauvre homme avait été déposé. Quelle horreur !…

— J’ai une autre idée, finit-il par déclarer.

Il sourit, essayant de surmonter sa colère.

— Au moins, maintenant, je sais pourquoi il me déteste.

Dancer était perdu dans ses pensées.

— Tu te souviens de ce pauvre invalide, à l’auberge, Dick ?

D’un geste théâtral, il balaya le pont et la poignée de marins restés avec eux.

— Il nous a dit que nous étions tous les deux de la graine de capitaine et, par Dieu, nous voilà déjà avec un bateau à nous !

 

A rude école
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